Il existe peu de documents d'archives concernant Cavaillon Plage, mise à part la pittoresque description qu'en donne Jean Lorenzino dans son ouvrage « Cavaillon, je me souviens ». Mais, grâce au témoignage de mon ami Roger Aldebert, ce coin insolite, presque mythique, émerge des brumes du passé.
Ce fringant nonagénaire appartient à l'équipe des pionniers qui découvrirent et popularisèrent cet endroit. Ce passionné de natation, y passa une partie de sa jeunesse et y participa à de nombreuses compétitions. Devenu un nageur expérimenté il décrocha en 1934, à l'âge de quatorze ans, son diplôme de sauveteur. Alors, il parle de tous ses moments, avec une âme de gosse où se mêlent la passion et la nostalgie.
Partons à la découverte de ce lieu oublié où allait se distraire le Cavaillon des années trente.
78, ROUTE DU MOULIN DE LOSQUE
Pour s'y rendre, il suffit d'emprunter la route des Courses puis l'avenue Charles Delaye qui la prolonge. Au giratoire du MIN, il faut tourner à gauche sur l'avenue Pierre Grand, passer devant l'hippodrome, longer les bâtiments des écuries puis les halles du pôle biologique. Après le passage sous la passerelle routière de l'avenue Boscodomini et la traversée de la voie ferrée du TGV postal, un panneau signale la sortie de l'agglomération cavaillonnaise.
Quelques mètres plus loin, face au dépôt de la société Gyma France (anciens établissements Ravaute), sur le côté droit de la route, se dresse une longue bâtisse de couleur ocre, ouverte d'une unique fenêtre et sur le mur latéral de laquelle se lit encore une inscription en lettres bleues estompées par le temps.
CAVAILLON PLAGE
SPORTING CLUB CAVAILLONNAIS
SECTION NATATION ET WATER-POLO
Un précaire portail en lattes de bois en défend l'accès et ouvre sur une cour en terre arborée, dont la majeure partie est dissimulée par le bâtiment principal. Des véhicules en stationnement, une boîte à lettres moderne fixée contre le mur extérieur et les volets entrouverts témoignent de l'occupation des lieux.
Les propriétaires actuels ont conservé l'extérieur de l'habitation en l'état, « conscients du témoignage historique local qu'il représente ». Artistes de variétés, ils souhaitent y créer un point de rencontre convivial pour leurs amis musiciens de passage. Mais l'extension inévitable de la zone d'activité commerciale enclave lentement la propriété dans un environnement démesuré, présage d’un avenir bien hypothétique.
UN ÉTANG NÉ DE LA DURANCE
Au cours des années vingt, la compagnie de chemin de fer PLM procéda à la réfection de la ligne Avignon-Marseille sur la section comprise entre Cavaillon et Orgon. Pour ballaster la voie, elle négocia l'extraction d'une importante quantité de graviers dans une propriété située en bordure de Durance, toute proche du chantier. Cette opération ouvrit un vaste cratère de forme rectangulaire que la rivière envahit peu à peu par résurgence, formant un plan d'eau d’environ six mille mètres-carrés de superficie.
LA NAISSANCE DE CAVAILLON PLAGE
À cette époque, les piscines publiques n'existant pas, les jeunes Cavaillonnais avaient l'habitude de se baigner en Durance ou dans le canal Saint-Julien, même si cela présentait souvent un réel danger. Repéré par une bande de gamins, ce trou d'eau inespéré devint bientôt leur plage de prédilection.
En 1927, un groupe de jeunes sportifs indépendants, fondèrent le Sporting Club Cavaillonnais, société omnisports qui avait son siège au Café de France, place du Clos, et dont les activités étaient la pratique du rugby, de l'athlétisme et de la natation. Cette dernière discipline avait pour président Henri Sinturel, photographe professionnel, vendeur et réparateur d'appareils photographiques et de postes de radio, dont la boutique était située au faubourg Tour Neuve (actuelle avenue Gabriel Péri). À ses heures de loisirs, ce commerçant pratiquait avec un certain talent la nage sportive et le plongeon de haut-vol. Sous son impulsion et profitant de l'opportunité offerte, le club investit tout naturellement le plan d'eau de la route de Cheval-Blanc pour organiser ses futures compétitions de natation et de water polo. Avec les premiers aménagements, le site, pompeusement baptisé « Cavaillon Plage », devint non seulement le rendez-vous des sports aquatiques de la région, mais aussi un coin de détente pour de nombreuses familles Cavaillonnaises
Malheureusement, l'association ne bénéficiait d'aucun soutien financier solide et ne devait son existence qu'à la générosité de quelques membres bienfaiteurs. De plus, l'obligation du service militaire pour ses jeunes compétiteurs provoquait chaque année de nombreuses défections au sein des équipes sportives. Devant ces multiples difficultés, le club fut contraint de cesser toute activité en 1931. Les sections rugby et athlétisme rejoignirent alors le Stade Union Cavaillonnais, club phare de la ville, fondé en 1923.
Seule, la section nautique poursuivit son activité et prit le nom de Nautic Club Cavaillonnais. Le président Sinturel, reconduit dans ses fonctions, s'entoura de quelques mécènes et de nombreux bénévoles avec lesquels il s'employa à renforcer et à développer la notoriété de l'association.
En 1935, Cavaillon Plage accueillit deux grands noms de la natation française : Réné Cavalero, membre du club des CRS de Marseille et Alfred Nakache pensionnaire du Racing Club de France à Paris. Tous deux étaient champions de France de nage libre, le premier sur quinze cents mètres et le second sur cent mètres. Leur tournée de démonstration dans le Vaucluse, les conduisit dans le bassin du Nautic Club pour la plus grande satisfaction des spectateurs venus en nombre assister à leurs prestations. Les nageurs cavaillonnais usèrent de tout leur talent pour rivaliser avec les deux vedettes et, au-delà du résultat sportif, éprouvèrent l'insigne fierté d'avoir nagé avec eux !
VISITE GUIDÉE DU SITE
Le plan dessiné par Roger Aldebert, et reproduit ci-dessous permet de situer précisément chacun des éléments composant le décor de cet endroit champêtre. À noter que le tracé des limites figurant sur ce document est celui de la propriété actuelle. (Cliquer sur le plan pour l'agrandir.)
LA MAISON PACHIOTTI
Cette habitation, jadis entourée de champs, existait déjà avant la formation du plan d'eau. Si l’identité du propriétaire des lieux demeure imprécise, le couple de retraités locataire à l'époque était, quant à lui, bien connu des Cavaillonnais. Personnes avenantes, les Pachiotti accueillirent volontiers la compagnie de ce nouveau voisinage et participèrent activement à la vie du club, faisant office à la fois de gardiens en surveillant le matériel entreposé et de jardiniers en entretenant les abords.
Très attentionnée, la « Mère Pachiotti » offrait le goûter aux gamins victimes de fringales après leurs ébats aquatiques. Elle leur distribuait une tartine beurrée et un carré de chocolat, qu'ils dégustaient sagement assis autour de la grande table ronde en béton trônant devant l'entrée et construite par le « Père Pachiotti ».
LE GARAGE À BATEAUX
Dans un angle formé par le mur de la bâtisse et celui de l'enceinte extérieure, se dressait un appentis reposant sur quatre piliers en bois qui supportaient un toit recouvert de canisses. Il servait d'abri aux précieuses embarcations, propriété de la société nautique. Il y avait là les trois périssoires, canots monoplaces, longs et étroits, particulièrement instables qui se manœuvraient à la pagaie double et une bette, petite barque à fond plat, naviguant à la rame servant quant à elle à la promenade familiale sur l'étang et à l'entraînement mensuel des Sapeurs Pompiers de la ville.
Aujourd'hui, à cet emplacement, s'élève un pigeonnier aux murs en parpaings bruts, coiffés d'une toiture en plaques de fibrociment ondulées.
LE PLAN D'EAU
Situé face à la guinguette, il mesurait environ deux cents mètres de long sur trente mètres de large et sa profondeur moyenne atteignait quatre mètres.
Au centre de sa longueur, sur la berge opposée, se dressait un grand plongeoir de cinq mètres de hauteur. Pour ceux qui n'osaient pas s'y aventurer, un tremplin était installé en bout de bassin au pied des grands peupliers. Sur son eau, les jeunes se disputaient des courses acharnées de périssoires qui se terminaient, la plupart du temps, par de spectaculaires chavirements et un bon bain, au milieu d'un éclat de rire général.
Souvent, le dimanche matin, se déroulaient des compétions interrégionales, auxquelles participaient les clubs d'Avignon, de Carpentras et même de Nîmes. Les spectateurs assistaient soit à des rencontres de water-polo, soit à des réunions de natation au cours desquelles les nageurs se mesuraient dans les différentes disciplines (nage libre, dos, brasse, etc.) et sur des distances de cinquante, cent et quatre cents mètres.
Les nombreux Cavaillonnais venus encourager leurs équipes s'installaient ensuite pour le reste de la journée afin de pique-niquer en famille ou entre amis et de profiter à leur tour d'une agréable baignade.
LA GUINGUETTE
À droite de l'habitation, contre la clôture séparant de la parcelle voisine, se dressait un garage à vélo que l'on décida d'agrandir pour en faire un coin « bistrot ». Tout les adhérents se mirent vaillamment à l'ouvrage et en quelques semaines le transformèrent en une vaste cabane en planches. Sur le devant, ils aménagèrent une terrasse protégée du soleil par un auvent recouvert de canisses. Quelques tables et chaises vinrent compléter le décor.
C'est la société cavaillonnaise Paillet-Barreau, dont le directeur était membre administrateur du club, qui assurait l'approvisionnement de la buvette en boissons et en pains de glace. Des bénévoles se relayaient pour assurer le service auprès des nombreux consommateurs qui venaient se baigner, canoter, pique-niquer ou simplement goûter un moment de détente en famille. Le dimanche, il y avait même quelques couples de danseurs qui virevoltaient au son d'un vieux phonographe nasillant la musique. Un mécène, entrepreneur local de travaux publics offrit une piste de danse en remplaçant le plancher de la salle par une dalle de béton. La venue du jeune accordéoniste cavaillonnais Bruno Atrini, donna définitivement un air de ginguette et Cavaillon Plage devint un lieu de détente dominical pour de nombreux citadins qui, dès les beaux jours, envahissaient l'endroit, arrivant à pied, à bicyclette ou à motocyclette et même en calèche. La Société Cavaillonnaise d'Automobiles (garage Mattei) mit alors en service une navette gratuite qui, chaque dimanche, embarquait les « plagistes » sur la place du Clos pour les transporter au bord de l'eau. Il paraitrait même que certains dimanches, devant l’affluence de passagers, le chauffeur devait effectuer plusieurs allers-retours !
LES DERNIÈRES ANNÉES
Jusqu'en 1938, Cavaillon Plage connait une grande affluence. Mais le plan d'eau fut aleviné et devint rapidement le rendez-vous des pêcheurs qui y taquinaient la carpe, la truite ou le barbillon. Cette nouvelle activité engendra rapidement de nombreux conflits entre les amateurs de fritures et les passionnés de sports aquatiques. Les premiers se plaignaient que natation et canotage faisaient fuir le poisson et les seconds maudissaient ces lignes entravant leurs ébats. Certains nageurs, notamment les jeunes, prétendirent même qu'au sortir de l'eau, « ils sentaient le poisson ! ».
Alors, ils s'en allèrent nager dans un autre plan d'eau, récemment formé lors de la construction d’une nouvelle digue de protection contre la Durance. Il était situé tout au bout d’un chemin de terre près de l'hippodrome, à peu près à l'emplacement de l'actuel camping municipal et offrait, aux dires des garnements, une eau nettement plus propre et sans odeur !
D'autres, plus préoccupés par le spectre d'un conflit inévitable et imminent que par la qualité de l'eau, désertèrent à leur tour l'endroit. La deuxième Guerre Mondiale acheva inexorablement de dépeupler le « petit paradis cavaillonnais ». Comme partout en zone libre, la plupart des jeunes hommes furent mobilisés dans les chantiers de jeunesse ou préférèrent, comme Roger, rejoindre l'Armée Française pour combattre l'envahisseur.
Pour ceux qui revinrent, Cavaillon Plage avait bien changé ! La nature avait repris ses droits et quelques rares lignes flottèrent encore pendant quelques temps sur l'eau stagnante et saumâtre de l'étang avant de disparaître à jamais. En 1965, lors de la mise en chantier du MIN, le plan d'eau fut totalement asséché par mesure de sécurité. Le cratère béant devint alors une décharge sauvage où s'entassèrent des déchets aussi hétéroclites qu'inattendus : gravats, carcasses de voitures ou d'appareils ménagers, immondices, etc. Nettoyé et complètement comblé il n'en reste aujourd’hui plus aucune trace.
Seule, debout sur le bord de la route, désuète au milieu des immenses superstructures environnantes, la maison Pachiotti demeure le dernier vestige de cette époque.
Jean-Claude Pieri
Janvier 2012